Le 3 décembre, deuxième partie du voyage. Sur la route, 16h06
Parfois déchiquetée par des crevasses de boue, la route après Morelia serpentait au flanc des collines qui se levaient comme des vagues d’herbe et de palmiers solitaires entourés de petits îlots d’arbustes, les cananguchales retenant et purifiant l’eau. Au loin, vers l’ouest, à droite du microbus, les montagnes se cachaient derrière un voile de brume qu’avait laissée la courte pluie. À l’est, des hérons traversaient le ciel qui reprenait son bleu éclatant. Les nuages se dissipaient.

Rivière Orteguaza (Photo: Edwin Prada)
Rogelio s’était endormi, la tête renversée sur le dossier et ses cheveux jaunes redressés. Son visage avait perdu la rougeur et la vivacité. Il n’y avait que sa respiration pour m’indiquer qu’il n’était pas mort.
L’homme au bandeau ne cessait pas de me regarder de temps en temps. Il entretenait une conversation avec le chauffeur sur plusieurs sujets que je n’arrivais pas à préciser. Leurs échanges traversaient les corps des autres passagers, qui continuaient à décorer la scène. Moi, j’observais les changements du paysage et je pensais au pirarucú de l’étang de Morelia.
La végétation est devenue plus clairsemée. On pénétrait dans une zone déboisée, autrefois forêt, aujourd’hui rase et brûlée, striée de troncs noirs. Un troupeau de buffles, les premiers spécimens importés de l’Afrique pour s’accoupler avec les espèces locales afin de créer une race de bœufs à la chair plus généreuse, paissait dans un enclos improvisé. Je me suis rappelé une brochure que j’avais lue à Bogotá sur l’importation des buffles d’eau. On disait qu’ils supportaient mieux la chaleur, les parasites, qu’ils transformaient les marais en prairies grasses. Ils s’adapteraient mieux aux prairies amazoniennes que les bovins originaires de l’Europe.
Deux hommes à cheval surveillaient le troupeau. Dès qu’ils nous ont vu, ils ont fait signe de nous arrêter.
—Vous voyez ça, monsieur l’hydrologue? Le chauffeur de dire après avoir arrêté le véhicule. On appelle ça du progrès. Plus de pâturages pour le bétail. Il faut abattre le bois. Les arbres ne servent qu’à cacher les démons et les bandits.
—Que voulez-vous dire? ai-je demandé, interloqué.
— Monsieur l’hydrologue, l’homme au bandeau est intervenu. Beaucoup d’entre nous voient la forêt comme la source de nos malheurs. En ce qui me concerne, je peux vous dire que j’ai vu mourir beaucoup d’amis dedans, de braves hommes qui ne méritaient pas un tel sort. Je pourrais vous raconter des histoires…
L’un des cavaliers s’était approché au galop. Il portait un poncho sale, un revolver pendait à sa ceinture.
—Vous venez de Florencia ? a-t-il demandé. Des nouvelles ?
—Pablo Escobar est mort, vecino, le chauffeur a répondu.
Le cavalier a craché au sol. L’autre cavalier est arrivé à ce moment-là.
—Ça, on le sait déjà. On veut savoir la suite.
Rogelio s’est réveillé en sursaut. Ses joues sont devenues roses.
L’homme au bandeau a pris la parole.:
—Nous autres aussi, Monsieur. Nous revenons au territoire depuis beaucoup de semaines de blocage. C’est à vous de nous dire ce qui se passe ici pour savoir quoi faire.
Le cavalier a jeté un regard méfiant à l’intérieur du véhicule. Son regard s’est attardé sur moi.
—Et lui, c’est qui ?
—Quelqu’un qui étudie les fleuves, l’homme au bandeau a répondu, mais qui n’est pas un très bon à la nage.
La blague a fait rire tout le monde. Je me suis passé la main sur le menton. Ce geste m’a fait revivre la douleur sur les lèvres.
—J’espère que ceux qui viendront tiendront éloignés ces guérilleros, le cavalier a repris. J’en ai ras le bol de leurs « vacunas ». Figurez-vous qu’ils m’exigent un million de pesos pour chaque bête! Et ils le font à chaque fois que cela leur chante. Si je ne paie pas, ils prennent l’animal et partent avec lui dans la forêt!
—Sinon, ils criblent de balles l’animal, le deuxième cavalier a ajouté. On ne peut rien faire avec cette viande fourrée à plomb.
—C’est la chose que je n’aimais pas de Pablo Escobar, un autre passager a haussé la voix. Pourquoi avait-il pacté avec la guérilla pour protéger leurs cultures de coca? Il aurait pu penser à nous, les paysans du Caquetá! Avec des armes, nous aurions fait bien le job!
—Tout à fait! Le cavalier s’est écrié. On verra alors la suite de tout ça… Il s’est redressé et a éperonné son cheval. Son compagnon l’a suivi.
Le microbus a redémarré. J’étais dans un territoire dangereux. Les conversations se sont peu à peu tues. Il n’y avait plus de rires, ni d’airs chantonnés. Les passagers fixaient la route. Tout à coup, ils se sont mis à réciter:
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