Le 2 décembre 1993, après-midi. Hôtel Manigua.
Mon oncle Amine s’était forgé une réputation dans le commerce d’électroménagers vers la fin des années 1960. Il fournissait les magasins les plus achalandés de Santa Marta, de Barranquilla et de Cartagena avec des appareils qui refroidissaient l’air et fabriquaient de la glace. Des frigidaires d’un mètre de hauteur pour les motels sur le bord de la Troncal del Caribe jusqu’aux modèles plus volumineux et bruyants de climatiseurs pour l’agglomérat d’hôtels à El Rodadero de Santa Marta. Je me souviens toujours d’un polaroïd jauni où mon oncle, portant un chapeau de marin, attend au port de Barranquilla sa marchandise, un container qui arrivait du Panama et qu’il vidait pour remplir un camion. Puis, il s’asseyait devant le volant pour commencer la tournée régionale. Mais parmi tous les artefacts, le produit le plus chéri par tous ses clients, c’était un ventilateur rotatif monté sur un tripode fabriqué en Inde. Mon oncle a été le premier à importer des modèles en couleurs vifs et formes de plus en plus aérodynamiques.

Illustration: Federico Cuartas. Numéro EP 1-4 sur Centfeux
Lorsque nous sommes arrivés en Colombie, mon père a commencé à travailler pour mon oncle, qui lui a donné la route des fleuves, c’est-à-dire, le déplacement vers l’arrière-pays, vers le sud, tandis qu’il s’occupait de recevoir la marchandise et de se balader sur le littoral, de l’est à l’ouest. En 1979, mon père et moi avons dû remplir une chaloupe avec les ventilateurs rotatifs. À Montería, mon oncle avait averti par téléphone à mon père de ne pas circuler à partir d’un certain trajet de la route, des bandits étaient en train d’y imposer leur loi. Nous avons commencé à ramer parce qu’il n’y avait pas de moteur et il fallait aussi garder le silence. Fiston, et si on mettait un ventilateur dans l’eau pour voir si cela nous fait avancer plus vite, il m’a demandé avec son ton blagueur, histoire de nous décontracter. Il me souriait de l’autre côté du monticule de ventilateurs entassés. Non, papa, on ne peut pas brancher le ventilateur! Nous avons ri. Nous avons entendu un vrombissement. Des hélicoptères militaires ont passé au-dessus de nos têtes. N’en dis rien à ta mère, d’accord? Puis, nous avons débarqué sur l’autre rive. Je suis resté pour surveiller les ventilateurs et il est reparti chercher l’autre partie de marchandise qui avait été laissée dans le camion. Celle-là a été une longue heure. Il est revenu et nous étions chanceux. Cette fois-là.
Avec ce souvenir, et avec un ventilateur bon marché de piètre qualité, je suis revenu à l’hôtel. Le soleil s’était adouci mais la chaleur restait suspendue dans l’air, moite. En franchissant la porte en verre, j’ai senti une odeur stagnante d’eau de Cologne que je n’avais pas remarquée la veille, mais qui m’a fait penser tout de suite au réceptionniste. En effet, il était derrière le comptoir improvisé, en train de remplir ses mots croisés et d’écouter des vieux tangos à la radio. Sa pipe entre les lèvres, il a levé son regard et a fait un sursaut.
—Ah, Monsieur Saad ! Vous êtes revenu vivant de votre promenade !
—Toujours vivant, ai-je répondu. Mais qu’est-ce qui vous surprend?
Il a ri d’un ton sec, puis s’est penché vers moi, ses yeux émettaient une sorte d’exaltation.
—J’ai entendu dire que vous posez des questions dangereuses à la gare et à l’université…
Un vent froid a parcouru mon dos et j’ai eu l’image du type qui m’observait sur le pont.
Le réceptionniste a baissé le regard, comme s’il venait de se rendre compte de mon malaise.
—Vous venez d’acheter un ventilateur? Dites, vous avez une minute ? J’ai quelque chose à vous montrer.
Je l’ai observé un instant. Je ne savais pas si je devais lui faire confiance.
—Bien sûr, j’ai dit pour me montrer serein.
Il a aspiré une bouffée de sa pipe.
—Suivez-moi.
Nous avons traversé un couloir exigu, à l’ampoule nue clignotante, puis une porte battante donnant sur une pièce sombre, à moitié encombrée de draps, de seaux et de bouteilles de javel. Au fond, sur une table en plastique, on pouvait distinguer six ventilateurs de modèles différents.
—Hier soir, vous n’aviez qu’à me dire que la chaleur de votre chambre vous dérangeait. J’aurais pu vous en apporter un de ces machins.
—Le réceptionniste qui a enregistré mon arrivée m’a dit qu’il n’y avait rien à l’hôtel pour ventiler.
—Eh bien. Il vous a menti… En fait, il l’a fait parce qu’il voulait vous protéger.
—Me protéger? De quoi?
—Il y a quelque chose qui n’aime pas les ventilateurs dans cet hôtel… Un malheur est arrivé le lendemain à chacun des clients qui ont en utilisé un.
—Une histoire à dormir debout…
Le réceptionniste a avancé d’un pas vers moi, son visage émergeant de la brume de sa pipe.
—Vous devez échanger votre ventilateur contre l’un de ces six ventilateurs. Ces les seuls appareils qui ne portent pas une malédiction ici.
L’ampoule du couloir clignotait faiblement.
J’ai soupiré et j’ai déposé mon ventilateur sur la table. Coincé entre mon rationalisme et la politesse qui m’avait toujours permis de m’adapter aux gens de ces régions de ce pays pour ne pas m’attirer des ennuis, j’ai hésité à suivre ce jeu bizarre.
—Alors, je dois en choisir un et laisser ici le mien, c’est bien ça? J’ai repensé à la scène de la chaloupe dans laquelle mon père et moi avions transporté les ventilateurs de mon oncle.
—Oui, mais avant cela, il faut que je vous parle des deux choses.
—Ah bon?
—Je sais que vous cherchez à sortir de Florencia et prendre le chemin vers l’est du Caquetá. Je vais vous donner quelque chose qui pourra vous aider à un moment donné.
Avec une combinaison, l’homme a ouvert un coffret et a sorti un paquet emballé en un sac plastique couleur vert olive. Il l’a mis dans mes mains avec solennité.
—Ceci est la monnaie de cette région. Vous pouvez acheter tout ce que vous voulez ici. Même sauver votre vie!
—Qu’est-ce que c’est?
—La cocaïne d’exportation. N’ouvrez pas le paquet. Il perdra sa valeur. Personne ne le voudra que pour l’achever.
—Mais… Pourquoi vous me donnez ça? dis-je en tâtant le contenu compact en-dessus de l’emballage.
Le réceptionniste a souris et s’est retourné rapidement.
—Vous êtes quelqu’un de bien, Monsieur Saad, dans un endroit dangereux. Gardez bien ce paquet… vous en aurez besoin tôt ou tard si vous voulez poursuivre votre aventure…
Je ne savais pas quoi dire.
—Et maintenant, pour ce qui est de ces ventilateurs, vous devez en choisir un et je vous raconterai une petite histoire à propos… c’est un chaman qui a fabriqué ces incantations pour chasser la malédiction. À la fin, vous partirez avec le ventilateur de votre choix. Êtes-vous prêt?
🌀 CHOISIS TON VENTILATEUR MAUDIT
Dans une pièce obscure de l’Hôtel Manigua, Sébastian observe cinq ventilateurs abandonnés. Le réceptionniste lui raconte une histoire selon son choix : « L’un d’eux souffle encore le destin. »
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