EPISODE 9

Published on 5 May 2025 at 13:17

Le 2 décembre 1993. 15h29.

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15h30

La chambre semblait avoir une autre configuration dans ses meubles, ses interstices, ses dimensions. Le mur et la fenêtre s’étaient éloignés de la table où reposaient mes cartes hydrographiques, encore intactes depuis ma dernière lecture. Le lit me déboussolait avec une autre orientation que celle que j’avais dans le souvenir. Les nouveaux draps m’indiquaient que quelqu’un était entré faire un peu de ménage. Voilà un service de luxe pour un hôtel qui ne fournissait pas de ventilateurs à ses invités à cause d’une supercherie. J’avais compris pourquoi cet hôtel était le seul à disposer des chambres vacantes dans une ville assiégée.

Mais plus bizarre encore : se faire compenser avec un paquet de drogue, comme si le monde ne livrait aucune guerre à cause de cela, comme si aucune goutte de sang n’avait été versée. Le réceptionniste avait été plus ferme que moi et je n’ai pas pu refuser ce cadeau. Me voilà donc avec la brique de poudre entre mes mains. Et si des autorités me trouvaient avec une telle possession? Je lui ai demandé. S’ils s’apprêtent à procéder à une fouille, vous leur tendez le paquet, le réceptionniste de répondre avec un air insouciant. N’importe qui sera gâté avec un tel pot-de-vin et vous pourrez continuer votre chemin!

Il fallait s’habituer aux lois non écrites de cette enclave. Les précautions et les mesures que l’on prendrait dans une autre région de la Colombie n’étaient pas les mêmes pour cet endroit, où tout le monde semblait être au courant de votre identité et de la raison de votre voyage.

Je me suis mis à réfléchir où je devais ranger et porter cette pièce de monnaie volumineuse. Il est trop risqué de le laisser dans les valises. Mais je ne pouvais non plus le transporter avec moi. Alors, mon seul choix a été de le glisser dans l’un des compartiments du portefeuille en cuir de caïman, à côté des notes du Frère Benedetto et de Scholl.

J’ai branché le ventilateur à incantations. Après une longue seconde, ses hélices ont commencé à bouger et sa tête à tourner. Immédiatement, mes cartes ont reçu l’impact du vent. Je me suis pressé à redirectionner le ventilateur et le laisser souffler dans une seule direction. Les draps blancs et refroidis, en plus du ronron de l’appareil, invitaient à faire une courte sieste.

15h37

Allongé, bras ouverts, je regardais le plafond tacheté. La caresse du vent me faisait penser à Magnolia. Pas à la Magnolia que je venais de rencontrer à cafeteria de l’université, mais à celle qui, quelques années auparavant, m’avait dévoilé les secrets de son corps devant la brise marine qui arrivait au balcon d’un petit appartement de Cartagena. Et si j’allais à la redécouverte de cette ancienne compagne? si j’acceptais son invitation de rester chez elle les soirs qui restaient à vivre? Si j’oubliais toute cette histoire du fleuve fantôme et m’embarquait dans les projets d’une vie sûre qu’elle me présentait? Non, une fois qu’on est emporté par le flux, essayer de nager équivaut à résister, à s’épuiser, à se noyer. Se noyer sans atteindre les profondeurs de l’existence. J’aurai beau voir des cadavres de chevaux flottants ou écouter des histoires de hantise, je devais poursuivre mon voyage vers le cœur de la Manigua. Le ventilateur tremblotait devant moi. Il ne m’apportait pas du réconfort. La chaleur de l’endroit n’était qu’une excuse. Quelque chose m’inquiétait et je le refoulais. Il fallait que je redescende pour appeler ma mère. Doña Randa serait ravie en entendant ma voix. Une fois acquitté, tout pourrait se passer.

15h43

Je suis descendu au rez-de-chaussée. Le réceptionniste avait laissé tomber les mots croisés et écoutait maintenant son émission avec plus d’attention : les analystes sportifs parlaient du prochain derby entres les deux équipes de Medellín : le DIM et l’Atlético Nacional. —Vous revoilà, Monsieur Saad, le réceptionniste a dit avec un enthousiasme. Que puis-je faire pour vous, maintenant?
—Je voudrais appeler à Barranquilla.
—Mais l’heure n’est pas…
—Peu importe. Je veux essayer.
J’ai saisi le téléphone.

15h45

Un long bip derrière un autre et, tout à coup, j’ai entendu sa voix, en arabe, qui me demandait de mes nouvelles. Heureux, je commençais à prononcer la première syllabe du premier mot lorsque…

15h46

Un bruit sourd, profond, a fait trembler le sol. Une détonation. Les vitres de l’entrée frémirent. Puis, quelques secondes de silence. Et les cris. J’ai tourné la tête. Par la grande baie vitrée, des gens couraient, certains pieds nus, d’autres en chemise, les bras levés. Un scooter sans pilote avait griffonné le trottoir avant de percuter une voiture stationnée.

Le réceptionniste a éteint la radio, sa pipe à la main.

—Une bombe, a-t-il murmuré.
—Maman? J’ai prononcé pour savoir si elle était encore là.
Sa voix épeurée me demandait ce qui était en train de se passer. —Attends-moi, maman. Ne raccroche pas. Je reviens…
Nous sommes sortis. Une colonne de fumée s’élevait à quelques pâtés de maisons. L’odeur de poudre et de plastique brûlé nous parvenait par vagues. Un vieux en bicyclette est arrivé, haletant. —Ils l’ont tué! Ils l’ont tué!
—Ils ont tué qui, Señor León? Le réceptionniste lui a demandé en l’agrippant de la manche.
—Pablo Escobar! À Medellín! Ils l’ont tué!
Le réceptionniste a lâché la chemise du vieux, qui a continué à pédaler au milieu du chaos. Figé au milieu du trottoir, sa pipe ondulante entre ses dents, le réceptionniste marmonnait.
—Le patron est mort... Maintenant, on est dans la vraie merde, a-t-il dit en se réveillant. Monsieur Saad, rentrons vite dans l’hôtel et barrons-nous! Cette nuit va être longue…

15h51

Tandis que le réceptionniste commençait à fermer à clé la porte, à cadenasser et à barricader, j’ai pris le téléphone pour parler avec ma mère. La ligne était morte. Puis, j’ai remarqué que nous étions dans la pénombre. La radio ne sonnait pas. Il n’y avait pas d’électricité.

—Personne ne sort ni entre ce soir à cet hôtel, disait le réceptionniste en poussant un gros sofa vers la porte. Personne !

14h00

23H59 ET POUR TOUJOURS

Edwin Prada, artiste visuel et écrivain du Département de Caquetá. "Humo/fumée", collage-gif (2025). edprada1008@gmail.com

Fernando Botero. "Pablo Escobar muerto (2006) / La muerte de Pablo Escobar (1999)"

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