EPISODE 7

Published on 14 April 2025 at 20:08

Le 2 décembre 1993, presque midi, à l’Université.

—Qui aurait dit qu’El Turco viendrait au Caquetá, si loin de chez lui, non pour voir une femme qui l’a vraiment aimé, mais pour chercher un fleuve imaginaire, m’a dit Magnolia en me fixant de ses yeux noisette frôlant la couleur verte de la mousse. 

    —Ne te plains pas! lui ai-je dit d’un ton comique afin de contourner ses reproches implicites, te voilà doyenne intérimaire de la Faculté des Sciences Agricoles. 

    Magnolia possédait le don d’apaiser les pires atmosphères. Elle dissipait mes angoisses d’enfant. Voilà pourquoi je n’ai jamais su être l’homme qu’elle cherchait en moi. 

    —Tu as raison, mon Turco chéri. Je suis reconnaissante avec la vie. Ici, tout est à faire. C’est comme si le monde venait d’être créé. Il y a aussi la place pour un professeur expert en hydrologie… 

     —Tu sais que l’académie ne m’a jamais intéressée. Je suis un homme de terrain… ou plutôt de grosses flaques, j’ai dit à la blague. 

    —Bien sûr que oui! a-t-elle soupiré. Mais tu viens de passer une année très difficile à cause de la sécheresse et les endroits où tu aimes patauger deviennent de plus en plus dangereux. Toutes les semaines, on apprend aux nouvelles d’un massacre dans ces régions.

Juan Munoz. "Jaguar qui mange un caïman" (2024)

Nous prenions un café entre les jardins de flore endémique de l’Université. La cafeteria était pleine d’étudiants et de professeurs qui préparaient leurs examens de fin de session. Il y en avait certains qui commençaient à remplir les tables avec les assiettes du menu du jour : des haricots, du riz, des plantains frits; un verre de jus de fruit. Je n’avais pas faim et Magnolia avait l’habitude de sauter un repas pour échapper à l’embonpoint auquel étaient condamnées, d’après elle, les femmes de sa famille. Une fausse croyance que je n’ai jamais réussi à lui faire changer. Elle avait toujours eu une silhouette plaisante aux yeux qui la voyait en mouvement.    

    —Je suis certaine, mon Turco, Magnolia a repris en haussant son regard comme si elle voyait un nuage entre nous deux, que tu as vu la nouvelle, cette année… Le CERN a rendu publique la première page web. Avant, ce n’était qu’une information que se partageait les militaires des États-Unis à l’aide de leurs ordinateurs. Mais il semble qu’ils veulent pousser plus cela et le rendre accessible à tout le monde.

    —Oui, j’ai lu la nouvelle à El Espectador. C’était plutôt en début de l’année, non?

    —Peut-être en mai ou en juin. En tout cas, il semble qu’il y a une université américaine qui a le projet de construire le premier atlas cybernétique.  

—Atlas cybernétique? 

    En ce moment-là, un lézard qui grimpait le mur a attiré mon attention. Il s’est caché sous le lierre. 

    —Ils veulent créer des cartes sur les pages de ce réseau international public. 

    —Je vois…

    —Je connais l’une des personnes en charge. Ils vont avoir besoin d’un hydrologue pour l’Amérique du Sud. Mais ils vont commencer avec un repérage du Mississippi pour montrer comment utiliser les nouvelles technologies et cueillir des données. 

    —Magnolia, cela est vraiment intéressant, mais je sais où tu veux en venir.

    —Sébas, tu pourrais faire partie de cette équipe! Si tu pouvais imaginer ma souffrance lorsque je regarde dans le journal télévisé un cadavre retrouvé dans l’eau stagnée d’un marécage. Je ne m’arrête pas de penser à toi, à ton sort…

    La partie inférieure de ses yeux s’étaient couverts d’une couche cristalline. J’ai mis ma main sur la sienne. 

    —Il ne m’arrivera rien, t’inquiètes... Je sais que je vais trouver ce fleuve fantôme. Et le monde saura qu’il existe un système océanique souterrain… cela va changer la géographie… cet atlas cybernétique se rendra très vite obsolète… Tu verras, ma belle amie…

    Elle a souri. Elle bridait toujours ses larmes. Nous étions experts à ne pas nous laisser emporter par le sentimentalisme exacerbé des races tropicales.  

    —Toi et tes idées de fou! Et maintenant, tu vas faire quoi?

    —Je vais aller acheter un ventilateur! Il n’y en a pas à l’hôtel!

    —Tu n’as pas besoin de rester dans ce trou-là! Il y a une place pour toi chez moi… sur le canapé… ou dans mon lit…

    Nous nous sommes regardés dans les yeux. Nous connaissions notre nudité et nos cicatrices. Magnolia et moi traversions la vie avec la complicité de deux guerriers solitaires. 

    —Je ne veux plus te faire du mal, Magnolia. Je ne voulais pas que tu saches que j’étais ici. Mon objectif était d’arriver à Villa Granate aussitôt que possible. Mais me voilà ici à Florencia…

    —Je comprends. Et désolée. Je ne connais personne qui pourrait te donner ce permis. Il est très risqué de même poser la question…

    —Oui, j’ai eu l’impression de me faire suivre jusqu’ici…, j’ai murmuré en déplaçant la chaise vers l’arrière. 

    —Fais attention, mon bel ami…

    —Ma belle amie, j’ai dit en embrassant sa main et en me mettant debout, comme un chevalier qui rend ses hommages à une reine qu’il ne reverrait jamais. 

 

L'épisode 8 sera publié le 28 avril 2025.

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