EPISODE 6

Published on 30 March 2025 at 13:58

Le 2 décembre 1993, l’avant-midi.

J’ai décidé de me mettre en route vers l’Université, située à moins de deux kilomètres de la gare. Il fallait juste suivre la Calle 21, après avoir contourné une partie du rondpoint où se trouvait la statue de la Déesse du Chairá, une femme indigène de cinq mètres en granit qui est suspendue dans le vide. Mais c’est plutôt sur la surface d’une lacune légendaire qu’elle émerge et s’érige pour agiter les eaux, selon la mythologie uitoto. Le soleil dorait ce corps féminin aux lignes droites et puissantes tandis que je continuais à marcher sur le même trottoir pour rejoindre la Transvesal 6, direction sud-est. Puis, je me suis apprêté à traverser le pont du ruisseau La Perdiz. Je me suis arrêté au milieu de ce sentier étroit réservé aux piétons, alors que des voitures et des scooters circulaient en densité sur la chaussée. J’ai mis mes mains sur la balustrade jaune et métallique et me suis penché pour contempler le courant d’eau couleur gris taupe. Il court au fond d’une pente abrupte, un fossé de quinze mètres de profondeur couvert de fougères, sous l’ombre des arbres qui entrecroisent leur branchage robuste et leur feuillage épais et qui se tiennent sur les deux rives. Une petite jungle au milieu de la ville. J’ai pensé aux mille définitions du mot manigua.

Pétroglyphes d'El Encanto, dans la rivière Hacha, à une kilomètre de Florencia.

 

Au-delà des données qu’un hydrologue peut cueillir pour caractériser la nature et le comportement d’une source hydrique, on développe un sixième sens à force d’observer ces bêtes vivantes et capricieuses. Comme devant les mondes subatomiques, l’observateur ne change pas son objet d’étude; c’est l’onde, la particule, le quantum qui changent le langage du savant. Mais par crainte d’avoir l’air d’un fantaisiste, le savant rectifie ce langage pour communiquer l’expérience aux autres dans un rapport aride, cartésien. Un fleuve, une rivière, un ruisseau parlent avec une personnalité unique, fluide, musicale, écumeuse, une géométrie de rapides et de tourbillons. À ce moment-là, La Perdiz m’a raconté avec fierté comment il aimait se déborder lors des saisons pluvieuses pour se venger de ses jours de gloire perdus. Autrefois, dans les années 1930, il était encore navigable et pouvait transporter de soldats vers le circuit d’eaux amazonien. 

—Et maintenant me voilà transformé en égout, a-t-il murmuré. Ces taudis pissent toute la journée sur moi à travers ces tuyaux qui sortent de leurs murs.

Tout à coup, dans mon champ visuel, deux roches se sont transformées en deux vautours noirs qui posaient sur un îlot blanc et savonneux. 

—Homme venu de si loin, j’ai un cadeau pour toi.

L’îlot blanc a commencé à se gonfler. Une tête de cheval est montée sur la surface, un œil rempli de terreur me fixant. Puis le ventre picoté par les vautours s’est montré dans toute sa magnificence. 

—Homme venu de si loin, il n’y a pas que les petits chevaux morts qui peuvent flotter sur mes eaux, le ruisseau m’a averti avec l’impression d’un déjà vu. En ce moment, il y a quelqu’un qui te regarde au débout du pont. 

Je me suis redressé et j’avais froid malgré la chaleur humide qui trempait mon t-shirt. J’ai tourné la tête en direction de l’inconnu. L’ombre d’un homme au chapeau noir et dans une sorte de redingote m’observait. Mon reflexe a été de me tenir immobile, de le regarder sans cligner des yeux, afin de l’inviter à faire le prochain coup. Mais l’individu a fait demi-tour et a commencé à s’éloigner, en direction de la gare, jusqu’à disparaître derrière le trafic et les mirages causées par la chaleur sur l’asphalte. J’ai baissé encore mon regard vers le ruisseau. Une dizaine de vautours continuaient à dévorer le cheval.  

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