Le 2 décembre, la matinée.
Au lieu de prendre un taxi, j’ai décidé d’engager un motard pour me conduire à la gare. Il portait un maillot de foot mauve que j’ai commencé à remarquer sur d’autres gens à mesure que l’on augmentait la vitesse à travers les rues. Le jeune homme m’a expliqué que c’était l’uniforme de la Fiorentina, l’équipe de la ville, qui était en train de jouer la phase finale de la troisième division. Elle se plaçait en deuxième rang et avait encore la possibilité de se couronner championne. Le motard était confiant. Il parlait des joueurs tandis qu’il contournait les nids-de-poule et d’autres scooters. Il disait que la joie sera aussi grande comme celle du dernier 5 septembre : la victoire cinq à zéro de la Colombie sur l’Argentine à Buenos Aires.

Rue de Florencia. Photographie: Julián Mejía.
—La Colombie va remporter la Coupe du Monde aux États-Unis 1994, a-t-il crié et le scooter d’accélérer. Nous serons les champions du monde!
Je n’ai pas voulu le décourager. S’il y avait une image à retenir pour toujours de l’histoire du foot de ce pays, c’était la gaffe du gardien de but, René Higuita et son défenseur le plus proche, en huitièmes de finale de la Coupe du Monde Italie 1990. Il s’est fait voler le ballon par le Camerounais Roger Milla en plein milieu du terrain. Le vide dans le ventre, la solitude du gardien de but au moment de courir en vain derrière l’attaquant, quarante mètres de honte, une aquarelle d’impuissance en vert- rouge-jaune, le retour à la réalité. Chaque Colombien est un gardien de but qui court derrière l’inévitable —et je n’étais pas l’exception.
—Et voilà, Patron. On est arrivé à la Gare, a-t-il dit en arrêtant le scooter et en se tournant pour me montrer un grand sourire à travers la visière levée de son casque. Et vous dites quoi? On va être les champions?
—Bien sûr! j’ai exprimé aussi avec un sourire d’espérance. Mais mes souhaits, évidement, s’adressaient à la Fiorentina et son championnat de la troisième division. Ce qui n’arriverait pas, malheureusement.
Je suis entré dans le bâtiment, lequel me semblait transformé par rapport à mes souvenirs. J’ai parcouru les kiosques des compagnies de transport et j’ai obtenu la même réponse que la veille: on ne pouvait pas aller au-delà de Florencia. Seulement le retour vers l’arrière-pays était possible. Puis, les mêmes conseils de me détendre, de satisfaire le plaisir avec les bontés qu’offrait la ville, en chair ou en poudre.
Je suis monté au deuxième étage de l’enceinte.
—Monsieur, si j’étais vous, aujourd’hui même je prendrais un bus pour à Bogotá, la serveuse du restaurant de la gare m’a confié lorsque je lui avais posé quelques questions à propos la situation.
D’une façon subtile, je cherchais à me renseigner, auprès d’une autre source plus discrète que les transporteurs et les chauffeurs, qui pourrait me filer un nom d’un contact pour avoir la permission de me déplacer jusqu’à Villa Granate.
—Et pourquoi donc? J’ai demandé à cette jolie fille qui, débout devant ma table avec son calepin à la main, m’invitait aussi au flirt avec ses gestes et son accent local.
—Parce que le Caquetá est un tonneau de poudre, Monsieur. Vous avez eu la chance de pouvoir entrer à Florencia. Si les bandits le voulaient, aujourd’hui même, ils pourraient aussi siéger la ville. Personne ne pourrait en sortir et vous resterez coincé ici pour toujours… On vous a déjà parlé de la manigua? elle m’a demandé d’un air coquin, histoire de changer le sujet de conversation.
—Un peu, oui. Mais je n’arrive pas toujours à saisir le sens de ce mot.

Rue de Florencia. Photographie: Julián Mejía
—La manigua, c’est lorsqu’une femme d’ici attrape un homme d’ailleurs. Il ne s’en sortira plus… pareil à une ville siégée. Qu’est-ce que je vous apporte à manger? Elle a demandé avec un ton légèrement distant.
Le message était clair. On ne pouvait plus parler de sujets délicats et je devais alors faire attention à cette nouvelle définition du mot manigua et jouer avec prudence le jeu que me proposait la serveuse.
J’avais faim, mais je ne savais pas ce que je voulais prendre comme petit-déjeuner. J’hésitait entre un bouillon de poulet, un bouillon de cucha ou des oeufs brouillés avec de l'arepa et du chocolat chaud.
La jeune fille me regardait de ses yeux bleus, pas si rares dans ces régions où des colons ont laissé des traces de leur génétique caucasienne, attendait une réponse de ma part. Je devais alors faire un choix pour que les événements autour de moi puissent se mettre en marche. Choisir entre A) un bouillon de poulet , B) un bouillon de cucha ou C) des œufs brouillés avec de l’arepa et du chocolat chaud ou bien ou m’en aller? C’était la question.
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