EPISODE 4

Published on 24 March 2025 at 19:57

Le 2 décembre 1993, tôt le matin.

Le chant des oiseaux m'a fait réveiller dans la fraîcheur de l'aube. J'ai remaqué que j'étais nu sous les draps. J'avais l'impression d'avoir été bercé toute la nuit par une main géante, suave. Grâce à la clarté, j'ai pu voir une petite plume collée au tourbillon de ma poitrine. Je me suis relevé. Mes vêtements de la veille étaient soigneusement pliés et rangés sur une chaise, à côté des valises et du portefeuille en caïman-talisman, comme si ma mère ou une épouse bienveillante l'avait fait à ma place. Avec cette sensation de flottaison, et dans la torpeur de ne pas me souvenir si j'avais eu le temps pour me déshabiller et me disposer à dormir de cette manière, moi toujours habitué à porté un pyjama malgré la chaleur, j'ai mis mes sandales et enroulé une serviette autour de ma taille. J'ai fermé la fenêtre pour arrêter la circulation de plums et d'insectes dans la chambre. Peu à peu Florencia se mettait debout. Après mes commissions, j'irai acheter un ventilateur pour supporter une autre journée ici, je me suis dit. 

 

“La Guerra que no hemos visto”

Galería Juan Manuel Echavarría.

 

Source: https://www.udenar.edu.co/hacer-visible-lo-invisible-las-metaforas-de-los-rios-y-los-silencios-iii-parte/

Mon savon et mon shampoing dans une main, des jeans et un t-shirt dans l’autre, je suis descendu à la cour intérieure du bâtiment où se trouvait la seule douche pour tous les hôtes. Entre les cordes à linge, un évier en béton et un lavabo dont la porcelaine était teintée par la crasse, le rectangle vertical d’un miroir me regardait. C’était El Turco, Le Turc, comme on me surnommait en dehors de Barranquilla et de la Costa. Il me voyait de ses yeux cernés, sa barbe noire qui collait bien aux carrures de la mâchoire. Beau, d’après certaines femmes, pas assez pour celles qui m’ont brisé le cœur, cet homme que je suis et qui s’appelle Sebastián a ébauché un sourire. Sebastián ou Sébastien Walid Saad, fils d’Omar Saad et de Doña Randa, deux Libanais qui ont dû fuir la guerre civile de 1975, avec deux préadolescents à la dérive, ma sœur Hidaya et moi, suivant le chemin de l’Amérique espagnole par recommandation de mon oncle Amine qui leur avait dit que le Paradis se trouvait à Maicao, dans la Guajira désertique, en Colombie, terre lointaine. Plus habitués à parler ce français international et diplomatique de la bourgeoisie intellectuelle du milieu du vingtième siècle, nous avons commencé à apprendre le castillan dans sa déclinaison caribéenne et avec tout le vadémécum des marchands voyageurs.

          Mon père avait l’habitude de m’amener à travers toute la vallée du fleuve Magdalena pour vendre les marchandises que la famille importait. Je suis devenu hydrologue à force de contempler l’accouplement de ce fleuve avec cet autre géant, le Cauca, kilomètres avant de se jeter à l’Atlantique comme un cachalot. As-tu vu le Nil, papa? Je lui demandais. Il acquiesçait. Un jour, tu le connaîtras, fiston, me disait-il en me passant la main par les cheveux. Et les fleuves ont peuplé mon imaginaire comme s’ils descendaient avec furie de la Sierra Nevada ou du point plus élevé de cette planète. Je délirais comme Christophe Colomb devant la source de l’Orénoque et sa Terre en forme d’un sein de femme.

Le Turco et moi nous épiions dans le miroir, encore dans cette rêverie-souvenir de l’adolescence, lorsque j’ai remarqué encore des plumes nichées dans ma barbe. Elles se présentaient en couleurs inusitées : mauves, fuchsia, rose pâle. Quel genre d’oiseaux volent-ils au Caquetá? Ou un ange m’avait-il rendu visite la veille?

          Je les ai enlevées, j’ai déposé mes vêtements sur un coin de l’évier et je suis entré dans la cabine de la douche. Mes sandales encore mises sur le carrelage noirci, glissant et cassé autour du drainage, sans grille, puits direct au centre de la Terre. J’ai accroché ma serviette, mon carré de savon et ma bouteille de shampoing, de petits formats de voyageur que je tenais serrés dans mon poing, la pesanteur du reste de mon corps résistant le vortex. J’ai

tourné le pommeau et un petit flot froid a jailli pour me rappeler qu’il y avait moins d’un an, ce pays, si riche en sources hydriques, vivait une période de sécheresse et de rationnement d’eau et d’électricité. El Niño de 1992 avait marqué une rupture dans ma carrière d’hydrologue. Le contrat pour le barrage de San Rafael, un projet titanesque dans lequel je supervisais des ingénieurs depuis 1990, a été annulé parce que la rivière qui était censée fournir les rapides pour activer des turbines était devenue un filet misérable. Misérable comme la douche qui tombait en ce moment sur ma tête. Sans emploi, j’ai alors repris l’idée de trouver le Fleuve Fantôme qui me hantait depuis la découverte du portefeuille de Scholl et du Frère Benedetto, lorsque j’étais encore un universitaire à la recherche d’un sujet pour ma thèse. J’ai annoncé la nouvelle à ma mère : « Maman, je pars pour le Caquetá ». Et doña Randa a levé les bras vers le Ciel et, en pleurs, a supplié Allah. Et me voilà, dans cette cabine sale, dans cette cour carrée de cet hôtel nommé La Manigua, en plein cœur de Florencia, sous le ciel amazonien qui commençait à s’ouvrir avec ses rayons brûlants d’un autre jour de décembre, mois de chaleur accablant.

***

 

La chanson de l'épisode: Carlos Vives, dans ses débuts avec la musique folklorique du nord de la Colombie. "Amor sensible". Il parle de la crue de la rivière Guatapurí lorsqu'elle descend avec force de la Sierra Nevada.

 

 

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