EPISODE 3

Published on 17 March 2025 at 19:43

Le 1er décembre 1993, le soir

Avec la fenêtre entrouverte pour atténuer la suffocation, les échos de bars et de billards à proximité se filtraient dans ma chambre. De faux rires de femme s’entremêlaient aux trompettes. Les insectes volaient aussi autour de ma tête et de la lampe où brillait un soleil minuscule. Je m’étais mis à travailler dans mes cartographies hydriques de Caquetá, l’étendu de fleuves, de llanos et de forêt dont Florencia est la capitale éloignée. J’étais concentré sur l’emplacement exact de Villa Granate. Ce hameau n’apparaissait pas sur la carte. Ni la rivière Anaconda qui le traversait avec quelques méandres. Grâce aux cordonnés géographiques, j’avais tracé un cercle rouge pour définir l’établissement humain de la zone et une ligne bleue pour représenter cet affluent du fleuve Caquetá. 

 Illustration par Edwin Prada Arias

J’avais entrepris ce voyage pour trouver les vestiges d’un fleuve d’eau salée préhistorique et d’origine souterraine. Selon mes calculs, je pouvais affirmer que ce fleuve apparaîtrait bientôt. J’espérais ne pas rater cet événement et s’il me fallait parler avec un chef quelconque de la guérilla pour avoir un sauf-conduit, j’étais prêt à m’y aventurer. Mais on ne croit pas à l’âme avant de négocier avec le Diable…     

 

    Ma conviction s’appuyait sur deux vieux ouvrages qui parlent d’un fleuve fantôme revenant au même endroit avec une certaine irrégularité, parfois mesurée en plusieurs décennies ou en siècles. Lorsque le fleuve arrive, il emporte tout ce qui se trouve sur son passage : des arbres, des animaux, des constructions. Puis il disparaît en laissant derrière un chemin riche en minéraux. 

    Le premier à avoir écrit sur ce fleuve a été un missionnaire capucin vers la fin du dix-neuvième siècle. S’étant égaré du chemin devant l’amener à la mission de son ordre au Putumayo, le Frère Benedetto, sous un parapluie qui le protégeait des averses et du soleil, a traversé dans sa valse le labyrinthe de ruisseaux et de canaux. Avant de succomber aux maux de la jungle, il a découvert la berge verdoyante et pleine d’ombres que longeait la rivière Anaconda et qui deviendrait Villa Granate soixante ans plus tard.  Les autochtones l’ont accueilli et ont prodigué les soins nécessaires. Puis, après la guérison et déjà vigoureux, le saint-homme a bâti une chapelle pour remercier et évangéliser ses sauveurs. Mais ceux-ci, pas du tout intéressés par la mythologie judéo-chrétienne, fade et abstraite pour cette région d’action et de survie, préféraient plutôt raconter leurs histoires à cet homme qui les amusait avec les petits serpents d’encre qu’il griffonnait. 

    Et c’était ainsi qu’ils l’ont dévoilé l’existence d’un fleuve-serpent transparent qui gicle des profondeurs de la terre. 

    Le Frère Benedetto ne portait pas de jugement à tout ce qu’ils lui disaient et se contentait de transcrire. À la fin de la journée, après avoir relu toutes ses notes, il clôturait avec une réflexion très chrétienne adressé à son ordre. Il priait une dernière fois avant de se coucher. Mais quelque chose au fond de lui luttait contre sa foi et l’empêchait de dormir avec tranquillité. 

    Une nuit de septembre de 1895, un tremblement de terre l’a jeté hors de sa couchette et un vacarme apocalyptique a gelé son sang. Voici ce qu’il a rapporté après: 

Un grand lac s’est formé au cours d´une nuit et son eau était imbuvable parce qu´elle avait le goût du sel que l’on retrouve dans la mer. Deux jours plus tard, ce lac s’est transformé en lacune. Alors, ces Enfants de la Nature, le cœur rempli de joie, s’y sont lancés et ont plongé dans la boue pour ressortir avec le corps couvert en or et en diamants. D’après eux, la Mère de la Rivière Anaconda offrait tout cela en cadeau. Notre Dieu n’a pas l’habitude de nous gratifier avec de telles merveilles. Au contraire, on dirait qu’Il se réjouit de nos souffrances. Je dois confesser que je me laisse traîner par la croyance en un fleuve qui revient tous les siècles, rempli de trésors. Ces Enfants de la Nature ont toujours vécu dans l’Eden. C’est nous, les descendants d’Adam, d’Ève et de Caïn, qui devons marcher dans le désert pour retrouver le Salut. Bienheureux ceux qui ont vu le fleuve. Maintenant, je me baigne aussi dans sa boue.      

        C’est la dernière page qu’a écrit le Frère Benedetto. 

Illustration par Edwin Prada Arias

Le deuxième ouvrage qui parle du fleuve fantôme appartient à un ingénieur allemand qui a collaboré avec l’armée colombienne pendant la guerre contre le Pérou en 1933. Dans une exploration de la zone de la rivière Anaconda, Hans Scholl s’est rendu dans les ruines de la chapelle du Frère Benedetto et, entre les débris, il a trouvé les écrits du religieux. Il les a lus et s’est intéressé à cette histoire des sédiments d’or et de diamants laissés par ledit phénomène. Il a décidé de s’y installer pour faire des études du sol et des sources d’eau de la région. Il a réuni des feuilles remplies de ses calculs, des cartographies et des notes sur les prospections dans un portefeuille en cuir de caïman. 

    C’est le hasard qui a voulu que je tombe sur ce portefeuille, qui contenait aussi les écrits du Frère Benedetto, lorsque je fouillais, un dimanche désœuvré, dans les joyaux d’un vieux bouquiniste qui avait un kiosque au marché aux puces de Bogotá. J’ai perdu beaucoup dans le marchandage, mais je suis parti avec ce cuir de caïman et l’information qu’il y avait dedans. C’était la naissance de mon obsession avec le Fleuve Fantôme, Der Geisterfluss, comme Scholl l’a baptisé. 

    Le plus important chez l’ingénieur francfortois réside dans la découverte d’un canal desséché où il a constaté la présence de plusieurs couches de minéraux semblables au quartz qui se répétaient avec irrégularité. Le Fleuve Fantôme devait passer toujours par le même lit ou canal, mais pas avec l’exactitude des cents ans, comme le mentionne le Frère Benedetto. Scholl croit que c’est plutôt l’accumulation de l’eau de pluie qui fait déborder ce fleuve sous-terrain. Mais cela n’explique pas pourquoi cette eau serait salée.                  

Je me demande si le bassin des Guyanes pourrait être au-dessus d’une mer souterraine, des Caraïbes amazoniennes underground, un monde caverneux imaginé par Jules Verne. Le Fleuve Fantôme serait plutôt un courant marin qui émerge et qui répond à un cycle pas si irrégulier comme Scholl prétendait, mais pas aussi exact, comme le décrivait le moine capucin. Et si je pouvais assister à la prochaine apparition du Geisterfluss ? 

    Soudain, mes paupières sont devenues lourdes et je m’étais rendu compte que j’avais oublié de descendre à la réception pour appeler ma mère. Je me sentais coupable, mais la fatigue me regagnait en même temps que je bâillais. Le lit me semblait un îlot irrésistible, malgré les draps salis par l’humidité. De tout mon poids, comme un moine perdu sur une valse dans les Amazones, je me suis effondré sur le matelas. La lampe est restée allumée avec une gravitation de mites et d’autres créatures nocturnes.  Et, dans un autre endroit de la Terre, Doña Randa passerait une autre nuit sans avoir des nouvelles de son fils, le rêveur de fleuves. 

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La chanson de l'épisode: situez-vous dans la scène dans laquelle le Frère Benedetto sort de sa chapelle et trouve ses amis autochtones en train de s'amuser dans l'eau dorée du lac laissé par le Fleuve Fantôme. On voit le visage ahuri du capucin en gros plan, puis la caméra marche derrière lui (travelling) vers le lac éclatant. Des hommes, des femmes, des enfants nagent dans le bonheur. 

La chanson La pipa de la paz (La pipe de la paix, 1996) du groupe Aterciopelados évoque l'âge paradisiaque des peuples précolombiens. Voici une traduction approximative de quelques lignes: "Nous nous baignions en or et nous sémions du maïs / pendant plusieurs siècles, nous étions dans le paradis".

Mélangeant rythmes latino-américains avec le rock depuis ses débuts dans les années 1990, toujours avant-gardes et parfois incompris par le grand public, Aterciopelados incorpore des thématiques indigénistes, écologistes et féministes aux paroles de leurs chansons. Vous saurez reconnaître le style kitsch et punk de sa chanteuse, Andrea Echeverry, et son compagnon, Héctor Buitrago. L'album El Dorado (1995) est considéré comme l'un des meilleurs travaux du rock en espagnol.

 Illustration par Edwin Prada Arias

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