Le 1er décembre 1993, l’après-midi.
Hôtel La Manigua. Voilà une drôle de coïncidence. La situation du barrage imposé par la guérilla avait retenu à Florencia tant de commis voyageurs venus de la Colombie et de l’étranger que les chambres vacantes étaient devenues une rareté. J’ai dû parcourir la ville, poireauter dans plusieurs halls d’hôtel aux allures accueillantes, Le Caquetá Royal, Le Tour de l’Amazonie, Le Sommet du Chairá, La Plaza des Andaquíes, pour me retrouver dans un bâtiment étroit et sombre, sans aucun système de ventilation. Je suis un homme du littoral, habitué à la chaleur la longueur de l’année. Mais là-bas, dans la Costa, la mer apporte toujours une brise qui soulage et revitalise. Par contre, l’humidité d’ici marine les corps et les choses, la peau des gens et les feuilles des livres jaunissent en quelques heures, l’asphalte rôtit à 14h, les toits de zinc des bidonvilles qui s’accrochent à la cordillère amplifient la lumière solaire.

Des jongleurs au Parque Santander, centre-ville de Florencia. Photographie : Julián Mejía.

Dans la chambre, j’ai défait les valises. J’ai déployé les cartes du réseau fluvial de Caquetá sur une table près de la fenêtre. Je m’y suis penché pour voir dehors. L'après-midi avançait sur les trottoirs et les magasins bourrés de clients et d´argent, le tourbillon de scooters et des chevaux traînant des charrettes, la cacophonie des baffles.
Rue de Florencia. Photographie : Julián Mejía.
J’avais aussi un petit dictionnaire. J’ai cherché le mot manigua, mais je ne l’ai pas trouvé. J’ai eu envie d´appeler ma mère, Doña Randa de Saad, une dame solitaire échouée à Barranquilla qui rêve encore de la Méditerranée et des cèdres dans les monts enneigés du Liban. Errante à travers la longueur d'une maison pleine de couloirs et de couleurs, de plantes fanées et de cages à oiseaux, elle cherche encore mon père et ma sœur, tous les deux décédés. Il n’y a que moi, le fils écervelé qui a décidé d’étudier les eaux des endroits les plus dangereux du monde, qui l’abandonne. Seulement ses fantômes lui tiennent compagnie. Elle murmure des choses en arabe tandis que le soleil des Caraïbes se pose sur le papillon rose qui a toujours tatoué son visage.
Je suis descendu à la réception. On entendait la distorsion d'un tango à la radio.
— Tout est à votre goût, Monsieur Saad ? m’a demandé un grand maigre aux cheveux gris et longs qui était assis derrière la petite table qui servait de comptoir, une pipe entre les lèvres et un crayon entre les doigts.
Il ne s’agissait pas du réceptionniste qui avait enregistré mon arrivée. Cela m’a surpris qu’il sache mon nom.
— Puis-je faire un appel téléphonique à Barranquilla ?
— Essayez. Peut-être vous aurez la chance, a-t-il répondu en me passant un appareil cubique couleur beigne.
J’ai saisi le combiné. Lorsque mon doigt faisait tourner le disque pour composer l’indicatif de la ville et le numéro de ma mère, mes yeux se sont posés sur les volumes d’un dictionnaire encyclopédique qui étaient derrière le réceptionniste. La ligne prenait du temps pour émettre un bip. Chaque bip devait parcourir des kilomètres et des kilomètres de la géographie accidentée de ce pays. Est-ce que le téléphone sonnait chez ma mère ? Est-ce que ma mère faisait sa sieste ou était-elle sortie s’assoir sur le banc de la petite place qu’elle aime autant ? Plus d’une minute s’était écoulée. Puis, les bips sont devenus constants et abrupts. L’appel avait échoué.
— Réessayez plus tard, le réceptionniste a suggéré, sans me regarder. Il s’attaquait aux mots croisés du journal.
— Vous aimez les mots ? je lui ai demandé.
— À cette heure-ci, il n’y a rien de bon à la radio. J’aime mieux les nouvelles du championnat de foot. Il me faudra attendre à 6h pour ça. Bon, une demi-heure de plus, en fait.
— Est-ce que je peux vous emprunter l’un des volumes de l’encyclopédie ?
L’homme a arrêté d’écrire et a levé le regard vers moi.
— Oui, bien sûr, a-t-il prononcé d’une voix hébétée. Lequel vous voulez ?
— La lettre
R S T U V W X Y Z
— M ? Ah ! Vous cherchez aussi la signification du mot manigua, pas vrai ? il a marmonné
J’ai acquiescé en haussant les épaules. Je lui ai raconté rapidement ce que l’on m’avait dit à la gare. Je lui ai avoué que je trouvais tout ça bizarre : me retrouver dans un hôtel portant ce nom.
— Voilà déjà le livre ouvert à la page, m’a-t-il montré sans avoir l'air l’intéressé par ce que je venais de dire. Lisez.
J’ai commencé à scruter la colonne où se trouvaient les définitions. Manigua, emprunt du castillan aux taïnos, une ethnie autochtone des Antilles ayant été presque exterminée durant la colonisation européenne. La première acception du mot : une sorte de chaos qui règne en abondance —il suffisait de voir la rue pour le constater. Le désordre, l’embarrant, le gâchis, le cafouillage, la confusion, le bazar, le bordel. Une auberge espagnole, un Francophone aurait pu dire à la blague. Deuxième acception : les fourrés, la végétation tropicale indomptable. Troisième acception, une signification propre à l’espagnol du Nicaragua : zone marécageuse couverte des fourrés. Quatrième acception, en espagnol de la Colombie : forêt tropical marécageuse couverte des fourrés, une zone impénétrable et chaotique, en abondance.
— Il manque beaucoup de définitions de ce mot, le réceptionniste a conclu. Si vous allez rester quelques jours ici, je vous recommande de vous détendre. Sinon, cela va empirer. Sortez les soirs, saoulez vous et amenez de la compagnie, je ne vous chargerai pas pour ça si vous vous débarrassez de vos amies avant que mon collègue du jour n’arrive. Le moins sobre que vous restez dans votre chambre, le moins vous aurez à subir les assauts de la manigua.
D’un geste ferme, mais pas brusque, il m’a arraché le volume des mains.
— Réessayez l’appel à 7h du soir, après mes nouvelles du foot, il a ajouté en rangeant le dictionnaire sur l’étagère.
Puis il a pris le crayon et a continué à remplir les cases des mots croisés.
***
Épisode aussi disponible en podcast: podcast (version audio) Épisode 2
Dans le rôle du réceptionniste: Philippe Romanens.
Crédits d'effets sonore: Call signal, very old. by urupin -- https://freesound.org/s/346057/ -- License: Attribution 4.0Call Busy.wav by henrique85n -- https://freesound.org/s/162022/ -- License: Attribution 4.0Ronda - Hotel Reception - Recepción de hotel (I) by sergeeo -- https://freesound.org/s/178334/ -- License: Attribution 3.0
Chanson: Lágrimas de sangre (De Angelis, Larroca, Gimenez)
***
Voici la chanson qu'on entendait à la radio lorsque Sebastián est descendu à la réception de l'hôtel La Manigua: Larmes de sang (Tango. Alfredo De Angelis).
Add comment
Comments